Les veilleurs de Sangomar

Publié le 12 avril 2025 à 18:58

Fatou Diome

Supportant mal le décès tragique de son époux, Coumba se résigne à l'écriture et se donne pour maître mot le silence. Pourtant, il n’en fallait pas plus à sa communauté pour exacerber son mal être.

Bouba fait partie des nombreuses victimes du naufrage du Joola, un bateau surchargé qui a sombré au large des côtes sénégalaises. Recluse, sa veuve Coumba doit faire son deuil dans la demeure familiale de son défunt mari, sous le regard pesant de sa belle-mère, Wassiâm. Cette période de veuvage se transforme rapidement en un véritable calvaire pour la jeune femme. À la douleur de la perte de son bien-aimé s’ajoute l’obligation de se soumettre à une série de rites traditionnels aussi stricts que humiliants. Isolée et en proie au chagrin, Coumba se renferme sur elle-même, un comportement que certains interprètent comme une forme de délire. En digne fille de Niodior, elle se tourne vers Roog Sen, le dieu de l'ethnie sérère à laquelle elle appartient, et le supplie de lui permettre de communiquer avec son époux retenu sur l’île mystique de Sangomar, temple des morts. Après plusieurs tentatives infructueuses, Coumba parvient enfin à entrer en contact avec Bouba. Celui-ci lui réaffirme son amour, un amour qui transcende les frontières de la mort, et l'encourage à ne pas se laisser emporter par le désespoir. Il la pousse à tenir bon, ne serait-ce que pour leur petite fille Fadikiine. Revigorée par cette rencontre spirituelle, Coumba puise dans sa douleur la force de se relever. Elle décide de se battre, portée par l’amour et l’espoir, pour offrir à sa fille une vie meilleure.

 

Il convient, tout d’abord, de souligner la qualité remarquable du roman Les Veilleurs de Sangomar d’un point de vue purement formel. Fatou Diome, fidèle à son style raffiné et profondément lyrique, mobilise ici sa plus belle plume pour offrir une œuvre d’une grande résonance musicale et poétique. Elle y dépeint avec brio une histoire d’amour passionnée entre deux êtres que même les méandres de la mort n’ont pas réussi à séparer, instaurant une atmosphère empreinte de sensualité et de mystère. Ce roman se distingue également par sa capacité à entremêler habilement fiction et réalité. Si les personnages principaux, Booba et Coumba, relèvent de l’imaginaire, le naufrage du Joola auquel l’autrice fait référence est un événement bien réel, tragiquement survenu en 2002 au large des côtes sénégalaises. Par ailleurs, Fatou Diome convoque dans son récit des figures historiques telles que Léopold Sédar Senghor, premier président de la République du Sénégal, qu’elle place symboliquement parmi les habitants de l’île mythique de Sangomar, un lieu empreint de spiritualité dans l’imaginaire sénégalais.

Cette aisance à naviguer entre le réel et le fictif insuffle au roman une vitalité singulière et renforce l’ancrage émotionnel du lecteur. En tissant ainsi le fil du mythe avec celui de l’histoire, Fatou Diome offre une œuvre à la fois poignante, poétique et profondément enracinée dans la mémoire collective sénégalaise.

 

Le roman Les Veilleurs de Sangomar interroge de manière poignante la condition de la femme dans la société africaine, en particulier à travers le prisme des traditions religieuses et culturelles. Ces dernières, profondément ancrées dans le quotidien, se révèlent souvent défavorables aux femmes, comme en témoigne le destin tragique de Coumba, personnage principal de l'œuvre.

Si Coumba est meurtrie par la perte brutale de son mari dans un naufrage, c’est surtout le poids des normes sociales et familiales qui accentue sa souffrance. En tant que veuve, elle est soumise à un isolement de quatre mois et dix jours, une période de réclusion censée garantir sa fidélité posthume. Loin d’être un simple moment de deuil, ce retranchement devient un outil de surveillance et de suspicion : ses moindres faits et gestes sont scrutés, jugés, voire réprimés. Ce traitement inique reflète la perception archaïque de la femme, réduite à l’objet de possession d’un homme, même après sa mort.

Dans cette logique patriarcale, Coumba ne devient pas libre à la mort de son époux ; au contraire, elle est considérée comme appartenant désormais à la famille de celui-ci. Des tractations sont alors engagées pour déterminer qui, parmi les frères ou cousins du défunt, héritera de ses "droits" sur elle. Ce processus, aussi absurde qu’inhumain, souligne la dépossession de l’autonomie féminine et illustre la manière dont certaines traditions étouffent toute liberté individuelle, surtout celle des femmes.

Mais le roman Les Veilleurs de Sangomar ne se limite pas à une dénonciation des violences symboliques ou institutionnelles faites aux femmes. Le roman est aussi un plaidoyer pour une revalorisation de l'identité africaine. Il appelle à un équilibre subtil entre rejet des pratiques rétrogrades et préservation des valeurs culturelles authentiques. L’auteure ne prône pas un rejet en bloc de la tradition, mais une sélection éclairée de ce qui élève l’humain. À ce titre, elle met en lumière la spiritualité animiste sérère, notamment à travers la figure du dieu Roog, vénéré avec respect et nuance. L’île de Sangomar, lieu sacré où reposent les ancêtres, incarne cette spiritualité ancestrale, en contraste avec les paradis abstraits des religions monothéistes importées.

Sur le plan symbolique, l’île devient un lieu de réconciliation entre les vivants et les morts, entre les cultures, entre les identités fragmentées. Cette dimension spirituelle confère au roman une portée métaphysique remarquable, tout en permettant une critique implicite des formes de religiosité importées qui peuvent dénaturer les valeurs locales.

Le roman véhicule aussi un message fort de tolérance et d’ouverture à l’autre, illustré par l’histoire d’amour entre Pauline, une jeune française, et Sihalebe, un sénégalais qui a émigré en France. Leur relation, au-delà des différences raciales, culturelles et sociales, témoigne de la possibilité d’un amour sincère et universel. Même la mort, survenue dans le naufrage tragique, ne parvient à rompre leur lien, qui se prolonge symboliquement sur l’île de Sangomar.

L'’œuvre revêt également une dimension profondément politique et mémorielle. Elle rend hommage aux victimes du naufrage du Joola, l’un des plus grands drames maritimes du XXIe siècle, souvent ignoré par la communauté internationale. En qualifiant cet événement de "Titanic africain", Fatou Diome dénonce l’inégalité des regards portés sur les tragédies humaines selon leur géographie. Son écriture, empreinte de dignité et d’émotion, redonne une voix à ceux qui ont sombré dans le silence de l’océan et de l’oubli.

En définitive, Les Veilleurs de Sangomar est une œuvre riche, aux multiples strates. Elle délivre un message quadruple : social, politique, spirituel et symbolique. À travers la plume engagée de Fatou Diome, ce roman invite à la défense des droits fondamentaux, à la reconnaissance de chaque culture dans sa complexité, et à la construction d’un avenir respectueux des identités sans exclusion ni domination.

 

Un roman qui parle aux âmes.

Fatou Diome tisse une voix qu’on n’oublie pas.

À lire les yeux ouverts… et le cœur aussi.

#CoupDeCœur #FatouDiome



 

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Commentaires

NGAVOUKA MALOU Brigitte Ruth
il y a 7 jours

J'aime bien cette histoire,et je tiens à féliciter l'auteur, pour ces écritures qui mets aux yeux de tous ce dont certains ont du mal à contester et subissent en silence.